Conseil d'État, 1ère - 4ème chambres réunies, 20/07/2023, 467318
Le Conseil d'Etat estime que lorsque le juge des référés suspend un refus de permis de construire, l'injonction faite à la commune visant à réexaminer la demande initiale, et contenue dans l'ordonnance de référé, ne fait pas courir un délai de nature à faire naître une autorisation.
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante : La société à responsabilité limitée Développement d'études foncières et immobilières (DEFI) a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, d'une part, de suspendre, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de la décision du 8 juillet 2022 par laquelle le maire des Deux Alpes a indiqué retirer le permis de construire qu'il lui aurait tacitement accordé après que le refus opposé par ce maire le 2 décembre 2021 à sa demande du 6 septembre 2021 avait été suspendu par une ordonnance du 12 janvier 2022 du juge des référés de ce même tribunal et, d'autre part, d'enjoindre à cette commune de lui délivrer un certificat de permis de construire tacite dans le délai de trois jours, sous astreinte de 500 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 2204921 du 22 août 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a rejeté cette demande. Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 6 et 21 septembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Développement d'études foncières et immobilières demande au Conseil d'Etat : 1°) d'annuler cette ordonnance ; 2°) statuant en référé, de faire droit à sa demande ; 3°) de mettre à la charge de la commune des Deux Alpes la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Vu les autres pièces du dossier ; Vu : - le code de l'urbanisme ; - le code de justice administrative ; Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de M. Pierre Boussaroque, conseiller d'Etat, - les conclusions de M. Mathieu Le Coq, rapporteur public ; La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la société Développement d'études foncières et immobilières ; Considérant ce qui suit : 1. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Grenoble que, par une ordonnance du 12 janvier 2022, le juge des référés de ce tribunal a suspendu, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution de l'arrêté du 2 décembre 2021 par lequel le maire des Deux Alpes a refusé de délivrer à la société Développement d'études foncières et immobilières (DEFI) un permis de construire pour un projet de construction d'un immeuble collectif d'habitation en remplacement de l'hôtel existant. Cette société se pourvoit en cassation contre l'ordonnance par laquelle le juge de référés de ce même tribunal a rejeté sa demande tendant, d'une part, à la suspension de l'exécution de la décision du 8 juillet 2022 par laquelle le maire des Deux Alpes a indiqué retirer le permis tacite qui serait né du silence gardé par la commune à la suite de l'ordonnance du 12 janvier 2022 et, d'autre part, à ce qu'il enjoigne à la commune de lui délivrer un certificat de permis de construire tacite. 2. Aux termes du premier alinéa de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ces effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ". Et aux termes de l'article R. 742-2 du même code : " Les ordonnances mentionnent le nom des parties, l'analyse des conclusions ainsi que les visas des dispositions législatives ou réglementaires dont elles font application ". 3. Il appartient au juge des référés qui rejette une demande tendant à la suspension de l'exécution d'une décision administrative au motif qu'il n'est pas fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de cette décision, d'analyser soit dans les visas de son ordonnance, soit dans les motifs de celle-ci, les moyens développés au soutien de la demande de suspension, afin, notamment, de mettre le juge de cassation en mesure d'exercer son contrôle. 4. Dans l'analyse des moyens présentés par la société Développement d'études foncières et immobilières au soutien de ses conclusions tendant à ce que soit suspendue l'exécution de la décision du 8 juillet 2022 mentionnée au point 1, l'ordonnance attaquée s'est bornée à indiquer, dans ses visas, que cette société soutenait que cette décision était entachée d'erreur manifeste d'appréciation et de détournement de pouvoir, moyens dont elle a seuls jugé dans ses motifs qu'ils n'étaient pas propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée, alors qu'il ressort des écritures produites par la société Développement d'études foncières et immobilières devant le juge des référés du tribunal administratif que celle-ci soutenait également que la décision litigieuse était entachée d'inexactitude matérielle et qu'elle faisait une inexacte application des dispositions de l'article R. 111-2 du code de l'urbanisme. Dès lors, la société requérante est fondée à soutenir que l'ordonnance attaquée est insuffisamment motivée et à demander pour ce motif son annulation, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi. 5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée par la société Développement d'études foncières et immobilières, en application des dispositions de l'article L. 821-1 du code de justice administrative. Sur la portée de la décision en litige : 6. Il ne résulte d'aucun texte ni d'aucun principe que la seule injonction faite à la commune par le juge des référés du tribunal administratif, par son ordonnance du 12 janvier 2022 suspendant l'exécution du refus de permis de construire opposé à la société Développement d'études foncières et immobilières par le maire des Deux Alpes le 2 décembre 2021, de réexaminer la demande de permis de construire de cette société, aurait fait courir un délai de nature à faire naître une autorisation tacite. Par suite, la décision attaquée doit en l'espèce être regardée, non comme le retrait d'un permis de construire tacite dont la société pétitionnaire serait dans ces conditions devenue titulaire, mais comme un refus de permis de construire. Sur l'urgence : 7. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'une décision administrative lorsque l'exécution de celle-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de la décision litigieuse sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de cette décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire. 8. Lorsque le juge des référés est saisi d'une demande de suspension d'une décision portant refus de permis de construire, il lui appartient d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets du refus de permis litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence s'apprécie objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de chaque espèce, en tenant compte, notamment, des conséquences qui seraient susceptibles de résulter, pour les divers intérêts en présence, de la délivrance d'un permis de construire provisoire à l'issue d'un réexamen de la demande ordonné par le juge des référés. 9. Dans les circonstances de l'affaire, eu égard, d'une part, au fait que l'arrêté litigieux a été pris au titre de l'exécution de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif suspendant, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, l'exécution du précédent refus de permis de construire opposé à la société requérante, d'autre part, aux effets sur la situation financière de la société pétitionnaire de ce refus de permis de construire, faisant suite aux trois précédents refus qui lui ont été opposés, compte tenu de l'indemnité d'immobilisation à laquelle elle est astreinte au titre de la promesse de vente du terrain, des honoraires d'architecte engagés et des études des risques diligentées, sans que la commune discute sérieusement ces différents éléments, la condition d'urgence doit, en l'espèce, être regardée comme remplie. Sur l'existence d'un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée : 10. En premier lieu, aux termes de l'article R. 111-2 du code de l'urbanisme : " Le projet peut être refusé ou n'être accepté que sous réserve de l'observation de prescriptions spéciales s'il est de nature à porter atteinte à la salubrité ou à la sécurité publique du fait de sa situation, de ses caractéristiques, de son importance ou de son implantation à proximité d'autres installations ". 11. En vertu de ces dispositions, lorsqu'un projet de construction est de nature à porter atteinte à la salubrité ou à la sécurité publique, le permis de construire ne peut être refusé que si l'autorité compétente estime, sous le contrôle du juge, qu'il n'est pas légalement possible, au vu du dossier et de l'instruction de la demande de permis, d'accorder le permis en l'assortissant de prescriptions spéciales qui, sans apporter au projet de modifications substantielles nécessitant la présentation d'une nouvelle demande, permettraient d'assurer la conformité de la construction aux dispositions législatives et réglementaires dont l'administration est chargée d'assurer le respect. 12. Pour refuser à la société pétitionnaire le permis de construire sollicité, le maire des Deux Alpes s'est fondé sur le fait que le projet accroissait les risques liés au ruissellement et aux épisodes de crue torrentielle en raison de sa configuration et de l'importance de son emprise, sans comporter pour autant de mesures de nature à prévenir ces risques. Il résulte des avis émis les 1er et 21 juin 2022 sur le projet litigieux par le service départemental Restauration des terrains en Montagne de l'Office national des forêts et par la société CM Aménagement que le terrain d'assiette du projet se situe dans une zone exposée à un risque torrentiel en cas de crue centennale et que sont recommandées, pour prévenir ce risque, des mesures d'adaptation. Il ne ressort pas de ces études que ces mesures nécessiteraient d'apporter au projet des modifications substantielles imposant la présentation d'une nouvelle demande de permis et que l'édiction de prescriptions spéciales à cet égard ne permettrait pas d'assurer la conformité de la construction aux exigences de la sécurité publique. Il suit de là qu'en l'état de l'instruction, le moyen tiré de ce que le maire des Deux Alpes a fait une inexacte application des dispositions de l'article R. 111-2 du code de l'urbanisme en refusant le permis de construire litigieux au lieu de l'assortir de prescriptions spéciales assurant sa conformité aux dispositions législatives et réglementaires dont il est chargé d'assurer le respect est propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée. 13. Pour l'application de l'article L. 600-4-1 du code de l'urbanisme, aucun autre moyen n'est, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté du 8 juillet 2022. 14. Il résulte de tout ce qui précède que l'exécution de l'arrêté du 8 juillet 2022 du maire des Deux Alpes doit être suspendue. Sur les conclusions à fin d'injonction : 15. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution. (...) ". 16. L'exécution de la présente décision implique, non pas comme le demande la société requérante que la commune lui délivre un certificat de permis de construire, mais qu'elle réexamine de nouveau sa demande. Il y a lieu de lui enjoindre d'y procéder dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, en assortissant cette injonction d'une astreinte de 500 euros par jour de retard. Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : 17. ll y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune des Deux Alpes une somme de 4 500 euros à verser à la société Développement d'études foncières et immobilières au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative pour l'ensemble de la procédure. Les mêmes dispositions font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées au même titre par la commune des Deux Alpes. D E C I D E : -------------- Article 1er : L'ordonnance du 22 août 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Grenoble est annulée. Article 2 : L'exécution de l'arrêté du 8 juillet 2022 du maire des Deux Alpes est suspendue. Article 3 : Il est enjoint à la commune des Deux Alpes de se prononcer à nouveau sur la demande de permis de construire présentée par la société Développement d'études foncières et immobilières dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, sous astreinte de 500 euros par jour de retard. Article 4 : La commune des Deux Alpes versera à la société Développement d'études foncières et immobilières une somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Article 5 : Le surplus des conclusions à fin d'injonction présentées par la société Développement d'études foncières et immobilières et les conclusions présentées par la commune des Deux Alpes au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées. Article 6 : La présente décision sera notifiée à la société à responsabilité limitée Développement d'études foncières et immobilières (DEFI) et à la commune des Deux Alpes. Délibéré à l'issue de la séance du 10 juillet 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Jean-Luc Nevache, M. Damien Botteghi, M. Alban de Nervaux, M. Jérôme Marchand-Arvier, conseillers d'Etat ; Mme Anne Redondo, maître des requêtes et M. Pierre Boussaroque, conseiller d'Etat-rapporteur. Rendu le 20 juillet 2023.
Commentaires